Comment le Premier Amendement à la Constitution américaine définit la laïcité outre Atlantique

Section:
Bernadette Rigal-Cellard

Article très intéressant publié par le professeur Bernadette Rigal-Cellard de l'Université Bordeaux Montaigne, membre du Comité Scientifique de la Fédération Européenne pour la Liberté de Croyance (FOB).


Colloque : Le sens de la laïcité : le vrai défi de la démocratie
Montauban 13 avril 2016
Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Si le terme de laïcité est quelque peu intraduisible en général et en anglais en particulier (le terme le plus approchant sera secularism et quand on parlera de la situation française on gardera le plus souvent le mot français), les principes qu’il recouvre, à savoir séparation des organes religieux et de l’État et protection de la liberté religieuse des citoyens pour autant qu’elle n’attente pas à la liberté d’autrui, sont on ne peut plus pertinents dans la société américaine qui fut sans conteste pionnière dans ce domaine. Les États-Unis, il faut le répéter aux Français toujours persuadés d’être les plus étincelantes Lumières universelles, sont la première République au monde fille des Lumières.
Nous nous attacherons ici à la fois au texte constitutionnel qui définit cette laïcité à l’américaine et au climat social qui l’entoure car si le cadre constitutionnel est très proche du nôtre[1], c’est bien au niveau de son interprétation et de sa mise en application que les divergences se manifestent entre nos deux pays.
Le Premier Amendement[2] du Bill of Rights ratifié en 1791 décrète :

Le Congrès ne fera aucune loi relative à l'établissement d'une religion, ou à l'interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d'expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d'adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis[3].

Il est doublé de la section 1 du Quatorzième Amendement (1868) qui garantit à tout citoyen la protection du droit (certains droits sont garantis à toute personne résidant dans le pays). L’application du Premier Amendement fut étendue aux États eux-mêmes plus tard par le biais de l’Incorporation définie dans l’arrêt Everson v. Board of Education (1947).

La première clause dite du « non établissement » ou « désétablissement » (establishment clause) — « le Congrès ne fera aucune loi établissant une religion » — implique la neutralité de l’État vis-à-vis des religions en tant que corps constitués. La deuxième clause, celle dite « libre exercice », garantissant la protection de la pratique religieuse, suppose que l’État pourra intervenir pour protéger la liberté religieuse des citoyens individuels. Néanmoins cette liberté n’est pas systématiquement acquise, même lorsqu’elle n’implique pas une menace pour autrui, et elle n’est souvent obtenue qu’au terme de longs combats juridiques très coûteux, mais qui rapporteront beaucoup ensuite, le statut fiscal des groupes reconnus comme religieux étant très avantageux. Il s’agit de la judiciarisation de la liberté religieuse (judicialization of Religious freedom[4]) dont nous ne parlerons pas ici. Il faut souligner que la Cour suprême n’a prudemment jamais défini le terme « religion ».

Seront présentés en premier le « Mur de séparation », ainsi que le pluralisme religieux qu’il favorise et ses implications. Sans rentrer dans les débats des constitutionalistes américains, qui remplissent des milliers de pages[5], nous apporterons quelques exemples pour montrer que le « mur de séparation » entre les deux sphères demeure très solide en général même s’il se lézarde parfois. Nous conclurons sur le fait que la laïcité est là-bas sans cesse redéfinie par les tribunaux.

I. Mur de séparation et pluralisme religieux

Le fait que la liberté religieuse soit gravée dans le marbre vient du refus des Américains de se faire manipuler par des responsables religieux autocratiques peut-être plus que par crainte d’une intrusion de l’État dans la sphère privée. En effet, ces principes de 1791, qui font écho à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) (article 10[6]), répondaient aux craintes des fondateurs de la jeune nation de voir se perpétuer chez eux les monopoles religieux des pays qu’ils avaient fuis et qui s’étaient reformés dans leurs propres colonies — notamment le congrégationalisme (puritanisme) en Nouvelle-Angleterre et l’Église anglicane, appelée ensuite épiscopalienne, en Virginie — qui non seulement ne toléraient pas les autres groupes religieux mais imposaient diverses obligations aux citoyens. Madison et Jefferson furent les plus catégoriques dans leur refus d’une religion établie ; en outre, comme eux deux, la grande majorité des Pères fondateurs étaient maçons et déistes.

Madison critiqua le système d’imposition de l’impôt de la Virginie, « non seulement parce que cela forçait les gens à donner ‘trois pence’ pour la religion mais parce que ‘c’était en soi un signal de persécution. Cela rétrograde du rang de citoyens tous ceux dont les convictions religieuses ne se plient pas à celle de l’autorité législative[7].’ » 

Jefferson, justement virginien, refusa de proclamer un jour national de grâces lorsqu’il fut président (Thanksgiving Proclamation) et dès l’indépendance, soit en 1777, il rédigea le Virginia Statute for Religious Freedom qui devint loi de l’État en 1786 (An Act for establishing religious Freedom). Le texte stipule que Dieu ayant créé l’esprit libre, on ne pouvait le contraindre par des méthodes coercitives politiques ou ecclésiastiques, et qu’il était immoral d’imposer à un homme de financer la propagation d’idées qu’il ne partageait pas. Cette loi « désinstitua » l’Église anglicane, supprimant les taxes religieuses qu’elle imposait et accordant la liberté de culte pour tous les groupes religieux, y compris les catholiques et les juifs, ce qui allait au-delà des concessions préconisées dans les débats antérieurs sur la Tolérance.

L’expression célèbre « Mur de séparation » vient également de lui, d’une lettre qu’il envoya à des baptistes en 1802 : « Croyant comme vous, leur dit-il, que la religion est un sujet qui ne concerne que la relation entre l’Homme et son Dieu, et qu’il n’a pas à en informer qui que ce soit, et que les pouvoirs légitimes du gouvernement touchent exclusivement aux actions et non aux opinions, je contemple avec révérence [le premier amendement] qui construit un mur de séparation entre l’Église et l’État[8]. »

Jefferson prolongeait ici le débat engagé dès les débuts du protestantisme par Menno Simons et les anabaptistes qui souhaitaient que la religion soit radicalement séparée du politique, eux qui furent tant persécutés par les deux bords et notamment par les chefs de la Réforme, Luther et Calvin. Les baptistes à qui Jefferson écrivait étaient les descendants de ces anabaptistes qui s’installèrent en Nouvelle-Angleterre avec Roger Williams comme porte parole, lequel s’insurgea tellement contre ce qu’il percevait comme une dérive théocratique chez les Pères pèlerins qu’ils faillirent le déporter vers son pays d’origine, l’Angleterre. Il s’enfuit auparavant et fonda une colonie baptiste et tolérante dans le Rhode Island. Un de ses écrits les plus célèbres plaide pour la pleine liberté de conscience, dès 1644 : The Bloudy Tenent of Persecution for the Cause of Conscience. John Locke reprendra des arguments similaires dans sa Lettre sur la Tolérance en 1689.

Cette politique américaine favorisa un pluralisme religieux inouï et renforça la vitalité du champ religieux, deux points qui distinguent les États-Unis de la France.

1. On peut affirmer que l’État américain a souhaité le pluralisme selon le vieux principe de « diviser pour régner ». Il ne pourrait ainsi pas se former un groupe religieux suffisamment puissant pour rivaliser avec le gouvernement. Les conflits interreligieux, en particulier ceux entre les différentes confessions protestantes, puis ceux très vigoureux entre celles-ci et le catholicisme qui grossit rapidement au fil des décennies du XIXe siècle, permirent à l’État fédéral d’imposer son pouvoir sans partage et sans avoir à se soucier d’un quelconque type de transmontanisme.

Il est à ce propos très intéressant d’observer la situation actuelle qui voit un groupe constitué, gigantesque, qui représente environ un quart de la population américaine, l’Église catholique, le prototype de l’Église tentaculaire et justement le type d’institution religieuse honnie par les Pères fondateurs, rivaliser pour gagner en visibilité et en pouvoir politique avec son équivalent en chiffres mais non en structuration, le mouvement évangélique. Or, justement le fait que les deux soient de taille égale, et rivalisent en outre avec une multitude d’autres groupes chrétiens et non chrétiens, les empêche de poser une quelconque menace à l’État.

2. Autre implication du « Mur de séparation » : si dans nos deux pays ce concept vise à tenir la religion sous contrôle afin qu’elle ne s’impose pas à l’État, aux États-Unis, on estime aussi que si l’État ne doit pas brimer les confessions, c’est aussi parce que la religion est utile pour la bonne marche du pays, le dynamisme religieux étant gage d’une saine morale nationale (ce dont Durkheim était convaincu). Déjà au XVIIIe siècle c’était l'optique d’un grand rationaliste et franc-maçon comme Benjamin Franklin qui voyait avant tout les religions comme des régulateurs de la société, raison pour laquelle, bien que non pratiquant, il allait jusqu’à contribuer à la dîme[9].

Ce raisonnement fut la base de l’opinion majoritaire traduite par le Juge associé Hugo Black dans l’arrêt Engel v. Vitale de 1962 qui interdit la prière dans les écoles publiques : selon lui, une prière, aussi générique soit-elle, relève forcément d’une certaine tradition spirituelle. En imposer une aux élèves tous les matins reviendrait à les détourner de la religion et les inciter à la discrimination à l’encontre de ceux qui ne partagent pas les mêmes croyances. C’est ainsi que dans le passé « les gens ont perdu tout respect pour les religions qui s’appuyaient sur le gouvernement pour étendre leur influence. […] Les auteurs de la Constitution savaient que le Premier Amendement, qui tentait de mettre un terme au contrôle gouvernemental de la religion et de la prière, ne fut pas rédigé pour détruire celles-ci. […] Il n’est ni sacrilège ni antireligieux de dire qu’aucun gouvernement de ce pays ne doit se mêler de rédiger ou d’avaliser des prières officielles mais qu’il doit laisser cette fonction purement religieuse aux citoyens et aux personnes qu’ils choisissent pour les guider. » Ainsi, puisque l’histoire des hommes est inséparable de celle de la religion, celle-ci continuera d’apporter ses bienfaits à l’humanité car, comme le dit l’adage cité par le Juge : « Bien plus de choses ont été obtenues par la prière que l’on imagine[10]. »

II. Le mur est plus solide que chez nous sur divers points mais il penche parfois

Le Mur de séparation français est bien plus poreux que le mur américain dans bien des domaines, contrairement à ce que nous croyons. Par exemple, alors que les bâtiments religieux qui existaient avant la loi de 1905, c’est-à-dire la quasi-totalité, sont entretenus aux frais du contribuable, aux États-Unis, les bâtiments religieux appartiennent à la congrégation religieuse elle-même, à ses membres qui donc dépensent beaucoup d’argent à leur construction et à leur maintenance (et cela peut être source d’infinis litiges lorsqu’un membre veut quitter sa congrégation et donc récupérer ses parts).
Ou encore le financement des écoles privées religieuses sous contrat : ici les professeurs sont payés par l’État ce qui permet à ces écoles de pratiquer des frais d’inscription très bas, concurrençant de ce fait fortement le système public. Aux États-Unis, les écoles privées financent intégralement leur propre fonctionnement grâce aux frais d’inscription et au mécénat mais en aucune façon par l’argent du contribuable non consentant.

À l’inverse, on trouve plusieurs exemples de séparation non respectée aux États-Unis, l’État fédéral intervenant parfois en faveur de certaines religions. Voici deux exemples notables : en premier celui de la Peace Policy, ou « Politique de la paix » ou « Politique Quaker », lancée par le président Ulysses Grant en 1869. Elle lui avait été conseillée par des amis quakers afin de pacifier les tribus encore rebelles plus efficacement que par les moyens militaires. L’État coopéra alors avec les Églises, les aidant financièrement, pour qu’elles gèrent les agents chargés du contrôle des Indiens, agents qui devaient être chrétiens. Ces agents missionnaires devaient forcer les Indiens récalcitrants à rejoindre les réserves et s’assurer de leur conversion au christianisme, gage d’obéissance au gouvernement et de l’entrée dans le cycle vertueux de la civilisation américaine par le biais d’écoles religieuses. Mais alors que les missions catholiques connaissaient traditionnellement de meilleurs résultats que les protestantes, ce fut celles-ci qui furent choisies en priorité par le gouvernement, les catholiques, encore très mal vus dans le pays, étant dépossédés de nombreuses missions et déplacés. En remerciement de leurs bons conseils, les Quakers quant à eux, très minoritaires, reçurent un nombre considérable d’agences à gérer dans les territoires indiens, ainsi que les missions protestantes en général.

Autre cas dans le domaine amérindien, celui très intéressant et original de protection affirmée par le Fédéral d’une religion spécifique : il s’agit de la loi protégeant la liberté religieuse des Indiens : AIRFA, American Indian Religious Freedom act de 1978 (Joint Resolution, 95th Congress. Public Law 95-341—Aug., 11, 1978. 92 Stat. 469, 42 U.S.C.). En vertu de la relation fiduciaire (de trust) entre le fédéral et les tribus, le gouvernement a estimé qu’il était de son devoir de protéger les dites tribus des activités arbitraires de ce même gouvernement lorsqu’il voudrait promouvoir la liberté religieuse individuelle. La religion étant vue comme inhérente au mode de vie tribal, interdire aux tribus d’imposer la religion communautaire à leurs membres détruirait cet ordre tribal (« religion is an inherent part of the life system of the tribes and prohibiting its establishment would disrupt it totally. »). La loi autorise aussi les Indiens à interdire aux non Indiens l’accès à leurs sites sacrés (bien que situés sur des terres fédérales et donc publiques), ou à tuer des animaux placés sur la liste des animaux en danger pour utiliser, par exemple, des plumes d’oiseaux spécifiques (aigles en particulier) afin qu’ils puissent continuer à pratiquer leurs rites ancestraux.
Beaucoup de spécialistes critiquèrent cela puisque cela violait la clause anti-établissement en protégeant des religions spécifiques, d’autant plus que pour réguler les opérations le gouvernement devrait consulter les chefs religieux traditionnels tribaux afin de préserver les pratiques et les droits religieux amérindiens (Section 2 de AIRFA). La loi autorise ces chefs à interdire des choix religieux individuels, et donc la liberté de conscience, au sein de la tribu. Cela visait en particulier à limiter l’attractivité spécifique de la Native American Church, qui, étant une église syncrétique pan-indienne, menace en effet les spécificités tribales.
Ironiquement, en vertu d’autres décisions de justice, cette même Église bénéficie elle-même d’un statut préférentiel : elle requiert la consommation de peyote pour ses rites, or c’est une substance illicite dans le pays : qu’à cela ne tienne ! De par son statut ethnique, elle a le droit de n’admettre que des gens qui peuvent prouver un certain ratio de sang indien (donc de pratiquer de la discrimination sur base raciale) et de surcroît ceux-ci peuvent ingérer le peyote en vertu de « la clause du grand-père » (puisque « les ancêtres », mais sans doute pas les leurs, y recouraient), alors que la substance demeure interdite aux non Indiens même à des fins spirituelles[11].

Un autre exemple avec une portée bien plus étendue : afin de mieux gérer les services sociaux du Welfare, George Bush, Jr., par décret en janvier 2001 créa l’Office of Faith-Based and Community Initiatives qui lança la Faith based Initiative (projet basé sur la foi religieuse). L’argent des services sociaux fédéraux serait versé à des organismes religieux qui le distribueraient directement aux nécessiteux par le biais du bénévolat (très actif dans le pays) afin d’économiser du personnel fédéral. Cela souleva un tollé puisque non seulement l’État subventionnait des groupes religieux, mais les individus qui avaient besoin d’aide devraient forcément passer par une institution religieuse pour y avoir accès. Diverses conditions furent alors mises en place pour que ces transferts financiers ne violent pas la clause anti-établissement : on imposa que l’argent ne finance pas d’activités religieuses stricto sensu, que les lieux de distribution soient distincts des bâtiments cultuels (en France on retrouve le même distingo subtil qui permet aussi à des institutions publiques de financer des groupes religieux par le biais de leurs activités « culturelles ») et qu’aucune discrimination ne s’exerce contre les demandeurs d’aide. À tel point que les critiques s’apaisèrent et que le système fonctionnant bien, le Président Obama le conserva, changeant légèrement le nom de ce bureau (the President's Advisory Council for Faith-Based and Neighborhood Partnerships) et par décret exécutif du 5 février 2009 il affirmait lui aussi :

Le peuple américain est un acteur majeur des progrès majeurs de notre pays, et peu d’institutions sont plus proches des gens que nos organisations basées sur la foi et celles de nos quartiers. Il est capital que le gouvernement fédéral renforce la capacité de ces organisations et celle des autres fournisseurs de service à but non lucratif dans nos quartiers afin d’offrir des services efficaces en partenariat avec les gouvernements de niveau fédéral, de l’État et local, et avec d’autres organismes privés, tout en respectant notre obligation constitutionnelle fondamentale de garantir la protection équitable de tous devant la loi, la liberté de pratique religieuse et d’interdire l’établissement d’une religion[12].

L’impossibilité pour un seul groupe de menacer l’État permit au pays de ne pas produire d’anticléricalisme, et au contraire s’y développa une religion générique nationale que Robert Bellah nomma « religion civile[13]  » et qui n’est pas sans rappeler la religion romaine. En effet on y vénère la Nation et ses Écritures saintes que sont la Déclaration d’Indépendance et la Constitution, ainsi que le système politique qu’elle définit, la démocratie, le drapeau et Dieu.

Les Français, toujours prompts à se gausser des Américains, estiment qu’on ne peut dire que les États-Unis sont laïques puisqu’on y jure sur la bible dans les tribunaux, le gouvernement y décrète des jours de prière, les autorités prient en public, les sessions du Congrès sont ouvertes par l’aumônier national, le billet de banque affirme « In God we trust », dans toutes les écoles le matin on prête allégeance au drapeau et à la Nation placée sous la protection de Dieu (“I pledge allegiance to the Flag of the United States of America, and to the Republic for which it stands, one Nation under God, indivisible, with liberty and justice for all.”)…

Bien entendu on peut lire dans cela l’imposition d’une norme religieuse spécifique, en l’occurrence la tradition biblique. Pourtant ce sont là justement les rites de cette religion civile qui joue une fonction capitale : elle cimente une nation composée de milliers de groupes sociaux, ethniques et culturels disparates et les fait avancer dans la même direction très patriotique, ce qui est impératif pour une nation d’immigrés.

Ce climat laisse toute latitude tant aux citoyens américains ordinaires qu’aux personnalités d’afficher leur religion publiquement. Ainsi fin mars 2016 un article intitulé « Barack Obama a présidé son dernier ‘petit-déjeuner de prière de Pâques’ », montrait le Président ainsi que son vice-Président confesser leur foi intime :

Le président américain Barack Obama a présidé, mercredi matin 30 mars, son dernier « petit-déjeuner de prière de Pâques » en présence de 140 responsables religieux chrétiens invités à la Maison-Blanche. « Une tradition qui m’est chère », a confié le président américain à propos de ce rendez-vous annuel au cours duquel il est revenu sur les récents attentats terroristes à Bruxelles et au Pakistan. »
« L’intention des terroristes est bien d’affaiblir notre foi, d’affaiblir nos meilleurs élans et nos meilleurs anges gardiens », a mis en garde le président américain. « Si Pâques signifie quelque chose, c’est que nous ne devons pas avoir peur », a ajouté Barack Obama, qui est aussi revenu sur sa propre foi.
« Notre foi nous change. Je sais qu’elle m’a changé, a-t-il confié. Elle renouvelle en nous un sens du possible. Elle nous permet de croire que, même si nous sommes tous pécheurs, et que, parfois, nous allons chuter, il y a toujours la possibilité de rédemption. Et que, en chaque occasion, nous pouvons faire quelque chose de juste. Nous pouvons faire quelque chose de bon. »
Auparavant, le vice-président Joe Biden avait lui aussi témoigné de sa propre foi catholique. « Il se trouve que je suis catholique pratiquant et que j’ai grandi en apprenant des religieuses et des prêtres qui m’ont enseigné ce que nous avons l’habitude d’appeler la doctrine sociale catholique », a-t-il expliqué[14].

Toutefois, ce bel enthousiasme théologico-patriotique est de plus en plus contesté.

III Une laïcité sans cesse redéfinie par les tribunaux

En effet, si jusqu’à naguère la quasi-totalité des citoyens affirmaient croire en un dieu ou un principe suprême et toléraient celui des autres, ce n’est plus le cas depuis les dernières décennies qui ont vu surgir des centaines de plaintes contre cette forme d’établissement d’un modèle religieux, soit parce que leurs auteurs sont radicalement athées soit parce qu’ils n’appartiennent pas à la tradition biblique et dénoncent tel ou tel marqueur religieux-culturel. L’arrêt Engel v. Vitale de 1962 qui interdit la prière dans les écoles ouvrit la boîte de Pandore. De nombreux procès sont intentés pour faire disparaître de l’espace et du discours publics toute référence au religieux, que ce soit une crèche de Noël sur une place publique, un hymne avant les matchs de base-ball, contre la mention « Under God » du serment d’allégeance… On peut dire que le modèle de ces plaignants doit être la laïcité ferme à la française.
Par exemple, même un événement jusqu’ici très respecté, le Jour national de prière, suscite des contre manifestations. Le cinq mai, chaque année, les présidents proclament que « le peuple des États-Unis peut se tourner vers Dieu en prière, en méditation, en groupes ou en tant qu’individus », mais depuis quelque temps un Jour national de la raison est organisé par ceux qui se déclarent humanistes[15].
L’année où nous commémorions ici les cent ans de la loi de séparation, en 2005, deux arrêts furent rendus par la Cour suprême le même jour et avec des conclusions divergentes à propos de la constitutionalité de la place des Dix Commandements dans l’espace public. McCreary County v. ACLU réglait le contentieux au sujet de la présence dans des expositions de deux tribunaux au Kentucky du texte des Dix Commandements, encadré à l’or fin, sur un lieu de grand passage. Le tableau citait les Commandements dans leur forme la plus brève, celle que l’on apprend par cœur. En novembre 1999, le comité de l’ACLU (American Civil Liberties Union) du Kentucky demanda à un juge qu’il soit retiré au prétexte qu’il violait la clause anti-establishment car il avait une fonction prosélyte. Par un vote à 5 contre 4 la Cour décréta qu’il y avait bien violation du Premier Amendement et que les Dix commandements devaient être retirés.

Mais dans Van Orden v. Perry, la cour à 5 contre 4, décréta le contraire. La plainte portait sur la présence d’un monument litigieux dans le parc du Capitole d’Austin, parmi 17 monuments et 21 témoignages historiques : un bloc de pierre qui arbore les Dix Commandements. La cour estima ici que ce monument était placé là depuis longtemps et avait une valeur culturelle et non prosélyte.

Ce qui est intéressant c’est que dans ces affaires si semblables, les juges argumentèrent de manière passionnée à propos des intentions des Pères fondateurs et du type de genèse qu’ils avaient léguée à la nation : certains affirmant les racines profondément chrétiennes de la nation, les autres les fondements simplement déistes[16].

Conclusion

Ces quelques exemples démontrent que si les États-Unis sont une nation constitutionnellement laïque, au sens où l’État doit rester neutre vis-à-vis du religieux et doit s’assurer de protéger la liberté de conscience de ses citoyens, la situation au quotidien n’est jamais figée, et ce depuis les débuts de la nation jusqu’à nos jours.

Dans bien des domaines, la séparation est plus étanche que chez nous, et la liberté de culte bien plus grande, mais cela n’est pas une « donnée congénitale ». On a vu le Mur de séparation ployer dans plusieurs cas qui sont loin d’être exhaustifs. Quant à la liberté religieuse, elle est tout sauf automatique, les groupes minoritaires devant souvent entamer de longues procédures pour faire valoir leur droit du Premier Amendement, vaste champ passionnant que nous ne pouvons traiter dans le cadre de cette brève présentation.

En dehors de ces restreintes, on ne peut cependant qu’admirer le pluralisme pacifié qui règne dans le pays et promeut ce que l’on nomme chez nous maintenant la « laïcité positive » : les Américains à tous les niveaux de la vie politique et sociale parlent librement de leurs convictions spirituelles, lesquelles leur confèrent une identité spécifique, importante dans une société très standardisée, et ils ne s’offusquent en général pas des convictions des autres, y compris, selon les milieux et récemment, de l’athéisme. Le pluralisme n’est pas qu’une réalité des grandes villes des Côtes Est et Ouest : c’est au sein même de la célèbre ceinture biblique historique, la Bible Belt du Sud, que se trouvent les plus grands temples hindous en dehors de l’Inde où ils partagent le territoire avec les mega churches évangéliques, les milliers d’églises baptistes, méthodistes, pentecôtistes, presbytériennes, mais aussi les synagogues, les mosquées, les temples bouddhistes, les cathédrales catholiques et orthodoxes…

Il ne faut toutefois pas tomber dans l’angélisme : des bâtiments religieux sont parfois attaqués, brûlés, mais il semblerait que cette violence soit davantage liée au racisme (notamment dans les cas d’incendies d’églises noires), ou aux conflits intra confessionnels (ainsi les sectes mormones fondamentalistes et polygames entre elles) que liée à une haine de la religion de l’autre, bien que dans le cas des centres musulmans attaqués, il soit difficile de faire la part entre les simples représailles aux attentats terroristes et la méfiance vis-à-vis de l’islam en tant que religion et culture.

Mais finalement, plus que dans les églises, les temples, les synagogues ou les mosquées, c’est davantage dans les tribunaux que les Américains expriment leur hargne et leur agressivité vis-à-vis de leurs prochains, le tout de manière très codifiée et « civilisée » par avocats et dollars interposés.

Bernadette Rigal-Cellard
Université Bordeaux Montaigne
Politeia n° 29. 2016. 243-252.
https://www.dailymotion.com/video/x4ijzpy?playlist=x4k0cf


Notes :

[1] ⬆︎ L’Article 1 de la Constitution française de 1946  — « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » — sera repris et développé dans l’Article 1 de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi detous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée [depuis 2003]. »

[2] ⬆︎ On dit souvent que le fait que ce soit le tout Premier Amendement qui décrète la liberté religieuse démontre la place majeure que celle-ci tenait dans l’esprit des Pères fondateurs mais en réalité il était à l’origine précédé par un autre qui ne fut pas ratifié.

[3] ⬆︎ « Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances. » Toutes les traductions sont de moi-même.

[4] ⬆︎ Richardson, James. « Managing religion and the Judicialization of Religious Freedom ». Journal for the Scientific Study of Religion. 54(1)1-19, (2015).

[5] ⬆︎ Pour une bonne synthèse en français voir le chapitre de Blandine Chilini-Pont : « Peut-on parler de laïcité américaine ? » in Singaravelou (dir.). Laïcité : enjeux et pratiques. Pessac : PUB, 2007.

[6] ⬆︎ Art. 10. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. »

[7] ⬆︎ Juge Souter dans son opinion incluse dans l’arrêt McCreary County, Kentucky, et al. v. American Civil Liberties Union of Kentucky et al. Certiorari to the United States Court of Appeals for the Sixth Circuit. No. 03-1693. Argued March 2, 2005--Decided June 27, 2005.

[8] ⬆︎ Jefferson's Letter to the Danbury Baptists, The Final Letter, as Sent To messers. Nehemiah Dodge, Ephraim Robbins, & Stephen S. Nelson, a committee of the Danbury Baptist association in the state of Connecticut. Jan. 1. 1802.

[9] ⬆︎ Né à Boston, il appartenait au départ à l'Église congrégationaliste (surnommée puritanisme), où la férule de la dynastie des Mather n'était pas de nature à le séduire, mais, bientôt en rupture avec sa famille, il s'installa à Philadelphie où il fréquenta Christ Church (Église anglicane puis épiscopalienne), près de laquelle se trouve sa tombe.

[10] ⬆︎ U.S. Supreme Court, Engel v. Vitale, 370 U.S. 421 (1962), page 370 U. S. 435. (Ma traduction). Disponible sur http://supreme.justia.com/us/370/421/case.html.

[11] ⬆︎ J’ai analysé tous ces paradoxes et ces lois dans "The Peyote Way Church of God : Native Americans v. New Religions v. the Law. European Review of Native American Studies (Frankfurt). 9:1, 1995, 35-43.
http://www.cesnur.org/2004/waco_rigal1.htm

[12] ⬆︎ https://www.whitehouse.gov/the-press-office/amendments-executive-order-13199-and-establishment-presidents-advisory-council-fait (avril 2016).

[13] ⬆︎ BELLAH, Robert. « Civil Religion in America ». Daedalus, n°96, 1967. The Broken Covenant: American Civil Religion in Time of Trial. New York: Seabury Press, 1975. Varieties of Civil Religion. New York: Harper & Row, 1980.

[14] ⬆︎ http://www.la-croix.com/Religion/Monde/Barack-Obama-a-preside-son-dernier-petit-dejeuner-de-priere-de-Paques-2016-03-31-1200750226

[15] ⬆︎ http://www.pewresearch.org/fact-tank/2016/05/04/5-facts-about-prayer/?utm_source=Pew+Research+Center&utm_campaign=ff19fcea98-Religion_weekly_May_5_2016&utm_medium=email&utm_term=0_3e953b9b70-ff19fcea98-399912873

[16] ⬆︎ Voir Bernadette Rigal-Cellard. « La Cour Suprême des États-Unis, organe de régulation de la séparation entre les religions et l’État : étude des arrêts sur la présence des Dix Commandements dans les lieux publics » in Singaravelou, Laïcité : enjeux et pratiques. Pessac : PUB, 2007. p. 301-320.

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